Paul-Aimé BROCHIER présente Le Roi de la forêt. 

Il était une fois... Bon, c'est vrai, ce n'est pas original. Mais n'est-il pas mieux de conserver la tradition ?
Il était donc une fois, dans un bois de conifères au flanc de la montagne, un petit bout de sapin, tout frais sorti de terre. Cela devait faire, à voir la taille, allez, quoi, trois, peut-être quatre années qu'il gagnait peu ou prou quelques centimètres, résistant aux hivers rigoureux de ces derniers temps, aux étés exagérément caniculaires. Ah!je vous l'fais pas dire, y a plus d'saisons, mes bons amis !
Autour de lui, ses congénères déjà bien formés lui prodiguaient conseils, recommandations - eh! l'expérience des anciens - le veillaient, peut-être parfois avec une certaine condescendance. Croissance allant, il s'avéra que cette jeune pousse prenait belle allure. Au point que ses voisins, à la fois fiers et, certes, un peu jaloux, lui en firent compliment. L'un d'eux allant jusqu'à lui tenir ces propos : "- Si tu continues à croître ainsi, tu as des chances d'occuper d'ici peu la place de choix dans un salon du voisinage un Noël prochain. - Le rêve", surenchérit un de ses camarades. "Être le maître de céans en ces jours bénis ..." Et un troisième d'ajouter : "- Pas assez droit, trop fourni... ou pas assez. Des tas de raisons qui font que nous, nous sommes toujours là, sur nos pieds." Notre jeune et beau sapin écoutait de toutes ses branches tendues les regrets  exprimés. "- Pas de guirlandes lumineuses", reprenait le premier, "pas de boules de couleurs ... - Ni de papillotes et mille friandises à se balancer à nos branches", se plaignit le second... "- Et surtout, pas le plaisir de faire plaisir", pleurait le dernier.
A partir de ce jour notre benjamin ne cessa de se voir, en ces moments fastueux, paré de ces atours de prince par une troupe de petits et grands dont il ferait une part de bonheur. De se voir trônant auprès de la cheminée, compagne indispensable, brillant de toutes ces illuminations, l'un des attraits de ces temps de Noël et de jour de l'an. Et surtout, veiller sur ces paquets enveloppés de papier cadeaux rutilant, enrubannés de pourpre et d'or, d'argent. « Paquets »  élevés  au rang de trésor  au matin  de Noël. Sublimes instants qui font date dans la
vie d'un sapin devenu « roi de la forêt » et d'un foyer.
Cependant, quelques Noëls coururent sans que l’événement tant attendu ne vint rompre le quotidien de la forêt. Puis, par une matinée froide et brumeuse d'une fin Décembre on entendit la neige crisser, craquer des branches mortes. Des bribes de rires, des voix étouffées par cette atmosphère d'hiver filtrèrent de fûts en bosquets dénudés. Les sons se précisèrent...Oui, c'était bien des humains progressant, raquettes aux pieds. La petite équipe, composée de deux adultes, le père et l'aîné, certainement, ainsi que de deux enfants, le frère et la sœur, s'avançait d'un pas ferme vers le groupe de conifères. Ô...miracle ! Le père avait en main une scie, le grand portait sur son épaule une impressionnante cognée. Moins en accord avec la saison, le garçonnet trimbalait une bêche dont il usait accessoirement de canne. En tout cas cet équipage et son attirail ne pouvait être que de bon augure pour l'un des sapins. "- Beh... ! Pourquoi cette bêche ?" s'enquit le père qui semblait découvrir la chose. "- J'avais pensé qu'on pourrait déterrer le sapin, s'il n'était pas trop grand. On aurait les racines et on pourrait le replanter à la maison..." (C'est que la sagesse n'est pas seulement le privilège des « anciens ».) "-Ouais !", bougonna l'aîné plus que sceptique. Tout en devisant, l'on jaugea les arbres. Le choix ne laissait guère de doute. L'on se regarda entre les plus vétérans des conifères, l'on échangea sourires et clins d’œil. "- C'est celui-ci! Comme il et beau !" s'exclama la petite fille en montrant le benjamin des sapins qu'un frémissement de joie parcourut. D'un commun accord l'on pencha pour l'option déracinement. Mais la terre gelée se montra vite récalcitrante. Les dents de la bêche peinaient à en entamer la surface. Après avoir testé quelques points on tomba sur un endroits plus souple. Quelques lambeaux de racines furent mis à l'air. Malgré tout, la compagnie dut bien reconnaître la difficulté de l'entreprise. On se résolut à scier le tronc  au plus bas, tout en sauvegardant  les bouts de racines arrachés au sol. Ce qui ne fut pas une mince affaire. Les bûcherons en herbe saisirent le jeune sapin. Une courte traversée du bois, d'un bout de prairie enneigée pour gagner la camionnette qui attendait, garée sur le bas-côté de la chaussée.
Il ne fallut pas longtemps pour amener tout ce monde à destination.
Une demeure, ma fois d'abord simple, avenant cependant. Sous la neige on devinait une modeste pelouse, un potager en attente des beaux jours, comme le portique dressé à ses côtés. Oh, cela n'avait rien d'un parc trois étoiles, mais devait satisfaire la famille qui logeait là et être un agréable terrain de jeux animé par les enfants. Le bonhomme de neige, gardien éphémère des lieux, en témoignait. Une fois entrée, la compagnie gagna la salle à manger, non sans avoir pris soin de se déchausser. Humbles mais soigneux, ces gens .Contre un fauteuil, les porteurs déposèrent l'invité. Celui-ci découvrait avec plaisir ce nouvel environnement d'où émanait une sympathique convivialité. Ce 23 Décembre n'était pas un jour comme les autres, quand même.
Le lendemain la famille se mit à l'ouvrage Il fallut tout d'abord procéder à la mise en pot du sapin. Pas le moment le plus amusant, il faut dire. Une grande jarre libérée de son poussiéreux bouquet d'ajoncs aux tons passés fit office de pot. Le garçonnet y plaça le sapin  et le maintint en place pendant que la mère y versait la terre destinée à le caler. Tout cela en prenant soin des frêles bouts de racines conservés. Dés lors, tout se déroula comme rêvé. La famille s'agita dans tous les sens, courant d'une pièce à l'autre quérir guirlandes, papier d'or et d'argent, boules - bon, il est vrai que l'on n'est pas des plus ordonnés, ici. Mais qu'importe, du moment que l'un ou l'autre sait retrouver la décoration demandée. C'est peut être cela qu'on appelle  '' le désordre organisé '' «  Les illuminations ? - Dans le tiroir de la commode, dans la chambre..." Et voici les illuminations. "- L'étoile du berger ? - Ben! à côté, ouvre les yeux !" Et voici l'étoile. "- Les bonhommes en pignes de pins ? - Dans le buffet de la cuisine, tiroir de gauche..." Et voici les bonhommes. Ainsi, peu à peu, la métamorphose du sapin s'avançait. Sans en avoir l'air, celui-ci suivait de prés les opérations: ''Quand-même, je ne suis pas n'importe qui. Ma dignité se joue là''. Chacun prit du recul pour juger de l'effet . « Ca a l'air d'aller ... - Oui, c'est pas mal; faut pas charger. - Bon, sa place?  A côté de la cheminée.. ?
- Oh... oui, cela fera un bel ensemble. Et ce sera plus pratique pour le Père Noël", fit remarquer la fillette. Ainsi fut fait. ''Ils pourraient proposer quelques friandises..."  pensa l'arbuste. Transmission de pensée !? « Si l'on mettait quelques friandises, » suggéra le garçon. Ainsi fut fait aussi.
Comme le hasard intervient parfois à bon escient, il se trouva qu'un miroir jouxtait la cheminée. Bien entendu, le sapin ne put résister à l'envie de s'y mirer, et tant qu'à faire, de s'admirer, maintenant embelli. '' C'est autre chose que dans le naturel de la forêt …" " On pourrait arroser la terre de temps en temps" avança encore le garçon. Les aiguilles résisteraient plus longtemps. Le sapin reçut ainsi son premier broc d'eau en guise de baptême.
Enfin, l'atmosphère s'apaisa Les enfants portèrent leur attention sur la crèche dont ils affinèrent l'ordonnancement, déplaçant le ravi, trop discret dans son coin, rapprochant le bœuf trop éloigné à leurs yeux de l'enfant jésus, décalant l'un des roi-mages caché par le meunier et son lourd sac de farine. Pendant ce temps les parents s'occupaient à fignoler le repas. Ah! le repas de Noël, ce n'est pas rien, surtout lorsque sont invités les grands parents, les plus proches en tous cas, Noël conservant son caractère de réjouissance familiale. Coup de sonnette. Comme on dit, quand on parle du loup... Les voici, les grands parents. Échanges de bisous, de bonjours, de mystérieux ''paquets'' qui allaient en catimini en rejoindre d'autres au secret dans l'une des chambres... mais, chut ! Délestés, papy et mamy s'empressèrent d'aller admirer le sapin, pôle d'attraction de la pièce... et de la soirée, et la crèche plus réservée sur sa desserte.
"- A table tout le monde", appela maman en claquant des mains, comme la maîtresse à l'école. Un soupçon d'agitation au moment de trouver sa place à laquelle l'arrivée des entrées mit vite un terme. De sa hauteur le sapin participait à cette chaleureuse ambiance. Ne faisait-il pas désormais partie de la famille... ? Bien que simples, les plats n'en n'étaient pas moins alléchants. L'adresse de la maîtresse de maison contribuait bien à cette délectation.
La conversation tournait autour des nouvelles des membres de la famille invités par ailleurs, des amis parsemés déci-delà, des distractions des enfants durant ces vacances. Ouf ! à la grande satisfaction de ces derniers, le délicat sujet des résultats du premier trimestre, comme celui des devoirs, fut évité. C'était les vacances, non ! La bûche puis les treize desserts ponctuèrent la soirée de leurs couleurs et de leur saveur.
Après avoir embrassé papy et mamy, les ''petits'' s'éclipsèrent, feignant de croire qu'il était temps de laisser la place à Papa Noël. Travesti en papa, maman, papy, mamy et grand frère, celui-ci déposa les cadeaux prés des chaussures adéquates, au pied du sapin dont les branches frémirent de bonheur. N'était ce pas pour ce moment de la fête que notre novice conifère avait espéré être choisi ? Les grands parents prirent congé en promettant de revenir le lendemain profiter du clou des réjouissances... Suivez ma pensée...
Les lumières s'éteignirent. Dans la cheminée les bûches finirent de se consumer... il fallait penser au Père Noël qui allait emprunter le passage.
Et la maisonnée s'endormit.
Comme partout dans le village et en de nombreux autres lieux, la matinée du lendemain, jour de Noël, fut particulièrement animée. Inhabituel lever avancé pour les enfants (c'est une autre paire de manches lorsqu'il s'agit de se rendre à l'école, vous vous en doutez). Petit déjeuner hâtif. Les parents, plus '' cool '', traînaient, ou... laissaient traîner les choses. Il fallait quand même attendre les grands parents qui  faisaient languir. Ceux-ci arrivés, se déroula la cérémonie de l'ouverture des présents. Enfin, quand je dis ''cérémonie'', c'est façon de parler. Côté protocole il y eut un certain laisser-aller. En tous cas, tous furent heureux de découvrir ce que Noël leur avait apporté. L'émerveillement de notre ''Roi de la forêt'' était à son comble. Son deuxième souhait se trouvait exaucé. Sa ramure exultait, ses épines applaudissaient à tout va. Non,  il ne regrettait vraiment pas d'avoir quitté son sol natal.
De jour en jour la vie reprit son train-train. Papa et Maman retrouvèrent le chemin du travail. Les enfants, eux, pouvaient profiter encore de quelques jours de tranquillité, malgré devoirs et leçons mis un
temps entre parenthèses. L'un dans l'autre on chemina ainsi jusqu'au nouvel an à l'occasion duquel un regain de gaieté baigna la famille à travers vœux, souhaits et bonnes résolutions. "- Tiens", remarqua la petite fille, "il y a quelques aiguilles par terre." Le sapin sentait ses branches pliées sous le poids pourtant faible des décorations. Ses forces faiblissaient, de toute évidence. Lui aussi voyait ses épines se détacher pour essaimer le carrelage de la salle. Il est vrai que malgré les arrosages, plus ou moins réguliers, il faut bien le dire, l'arbuste commençait à donner des signes de fatigue. Si elles ne tombaient pas encore en quantité, les aiguilles pâlissaient, la tête, altière hier, se courbait un peu plus sous le poids de l'étoile.
Il fallut bien se résigner à se séparer de ce compagnon, en dépit de la reconnaissance qu'on lui portait pour avoir illuminé ces moments trop vite écoulés. L'on décrocha  les belles boules aux mille couleurs, les guirlandes scintillantes,  l'étoile du berger quitta le faîte du sapin avec regret … "- Et un peu d'ordre dans le rangement, s'il vous plaît", ordonna papa, "qu'on ne cherche pas partout, l'an prochain !" "- Ah! il est beau, le ' ''Roi des Forêts '', se dit le sapin, voyant l'image que lui renvoyait maintenant le miroir. Cela, les copains ne lui en avait soufflé mots. On peut leur pardonner puisque, à leur décharge, n'ayant pas goûté ces bons moments de Noël, ils ne pouvaient en connaître l'amère épilogue. "- Gloire et déchéance", soupira le héros déchu. En un clin d’œil, le voilà dépoté. "- Qu'est ce qu'on en fait?" demanda la fillette. "- Y a qu'à le brûler", avança son frère... « Quoi, se fâcha en lui-même l'intéressé, après tout ce que je vous ai offert... » Là encore, comme s'il avait été entendu, maman se souvint d'une opération de récupération initiée par le bourg voisin. Ce qui fut arbres de Noël était rassemblé et broyé (oh! le vilain mot) pour devenir copeaux épandus en protection des plantations du jardin public. C'était le moindre mal que ce retour à la nature, se dit notre ami. « Recyclage, qu'ils appellent ça » "- Pas d'affolement." Le père regarda si, par chance, les vestiges de racines sauvés au lors du déterrage avorté avaient survécu. «  Non ! C'est pas vrai !... »
Miracle, non seulement ces avortons avaient bonne mine, mais en plus, des embryons de radicelles fins comme un cheveu, à peine long de cinq ou six millimètres, pointaient le bout du nez . A n'en pas douter cela ressemblait bien à des embryons de racines. Le parcimonieux arrosage aurait-il porté ses fruits ? Revenue de sa surprise, la famille décida de tenter le coup On allait replanter le sapin dans un coin du jardin propice à sa repousse. Inutile de dire la joie du peut être futur rescapé qui se voyait déjà subir les affres de la déchetterie et du broyage. En grande pompe et avec mille précautions pour ne pas endommager les fragiles radicelles, on transporta l'arbrisseau jusqu'au lieu approprié. Le père et le fils creusèrent un trou assez profond pour recevoir avec aise leur protégé tandis que ces dames préparaient le terreau tiré du composte destiné au potager. Une bonne poignée de cailloux vint assurer le drainage, trois ou quatre pelletées de terre mélangées au terreau, et l'arbrisseau se trouva transplanté dans ce nouvel environnement plus en accord avec sa nature.La terre tassée avec énergie et  un copieux arrosage clôturèrent  la cérémonie. «  Il ne faudra pas oublier de l'arroser régulièrement maintenant, si l'on veut qu'il reprenne force et grandisse . -Et nous auront notre sapin de Noël à portée de la main à l'avenir, décoré sur place, et le quartier en profitera aussi..." Tout le monde applaudit, souhaitant longue vie au nouveau venu dans le foyer. Même que des sourires illuminèrent les ramures voisines.
 

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